• © Mathieu Le Gall

Benjamin Deroche

L’homme qui marche

Benjamin Deroche, jeune artiste représenté par la galerie Françoise Paviot à Paris,
installe ses « memories » dans les paysages infinis des Monts d’Arrée, du littoral normand, de l’archipel de Saint-Pierre et Miquelon, puis les photographie. Il se sert du médium photographique pour crée des fenêtres poétiques, tisser des fils entre le visible et l’invisible, et interroger la nécessité de lenteur. Dans son studio, au bord de la rade de Brest, il s’est livré à un long entretien sur son parcours, ses marches, Marguerite Duras et la littérature, ses engagements et ses projets.

Quel est votre parcours ? Voulez-vous nous raconter le chemin qui vous a mené à faire la photographie que vous faites aujourd’hui ?

J’ai d’abord fait des études de lettres en pratiquant la photographie de façon légère. Mais j’ai fait un certain nombre de choses avant ; j’ai d’abord étudié le commerce maritime, puis j’ai travaillé en zone portuaire, et fait des études autour de la commercialisation des produits de la mer à Cherbourg. J’ai toujours travaillé autour de la question de la mer. En 2003, je suis revenu à mes premières amours, la littérature, ce qui m’a porté vers un doctorat de lettre. Je me suis alors mis à pratiquer la photographie sérieusement. En 2005, je travaillais comme photographe de commande. En 2006, j’ai réalisé ma première exposition personnelle.
J’ai toujours quelque peu écrit sur la question de la photographie puisque je suis spécialisé en sciences du langage, en sémiologie visuelle.
Cela a été un parcours conjoint entre la réflexion et la pratique. J’étais juge et parti mais cela me permettait, et me permet toujours aujourd’hui, de prendre du recul sur la manière dont on construit une image. C’était important pour moi de faire les deux. Cela m’a valu quelques critiques pendant le doctorat parce que je travaillais sur mon propre medium. A l’époque je travaillais sur le rapport qu’entretient la photographie avec le paysage urbain : comment on le construit, et comment cela peut influencer la perception, l’idée que l’on a d’une ville.
Parallèlement à mes créations en photographie, la littérature a toujours accompagné mes sensations. Une série photographique est toujours initiée par la lecture d’un roman, même si ensuite la série n’a rien à voir avec le roman. C’est une lecture qui me donne l’impulsion première.

Nous reviendrons sur la littérature, mais cet aspect de la construction de l’espace, du paysage, c’est un peu le fil conducteur de vos créations. J’ai la sensation que vous avez besoin d’expérimenter, d’arpenter, d’intervenir dans le paysage pour le capter. Est-ce cela ? Voulez-vous dire quelque chose sur votre façon de travailler, de vous mettre au travail ?

Oui, il faut parler de la question du paysage. Quand je travaille sur une série en photographie, je réagis d’abord par rapport au lieu, puis je conçois le projet ensuite.
L’idée de la marche, l’idée d’arpenter un espace est pour moi très important. Je vais d’abord me forcer à ne pas prendre d’appareil photo, parfois pendant plusieurs jours avant de commencer une série.
C’est une forme de repérage un peu invisible. Il y a un repérage pragmatique : la lumière, l’organisation cardinale des lieux. Je suis sensible à l’orientation du soleil, à la matière des ombres. Je n’aime pas les ombres trop foncées, je travaille avec des ombres qui ont de la matière.
Je travaille ensuite sur ce qui me guide dans cet espace choisi. Dans la nature il y a des énergies, des sensations qui me traversent. Je vais de l’invisible vers le visible. Je produis une installation dans un lieu parce que ce lieu m’a touché. Il y a une forme un peu mystérieuse à travers cela et ma création est basée sur ma démarche intuitive.
Si je veux aller plus loin, je dirais que c’est le lieu qui demande à ce que l’œuvre y soit placée. Ce n’est pas la vérité mais dans ma vision subjective de la photographie c’est ainsi que je vais penser l’espace, comme un processus d’ordre métaphysique. Je suis vraiment dans le concret au départ et puis je vais ensuite créer des cadres dans lesquels j’installe mes images. Ces cadres-là s’imposent à moi de manière un peu inexpliquée. Je pense que c’est le cas de beaucoup d’artistes.
Laisser venir les choses, c’est important pour moi.

Parlons du type de paysages que vous arpentez. On se situe à proximité de la mer, du littoral, d’un environnement maritime…

Il y a quelque chose de maritime dans mes images en effet mais je travaille aussi à l’intérieur du territoire. Ce qui compte c’est la capacité d’infini de l’espace, la possibilité d’un horizon, sauf quand je travaille dans des séries comme New York, quoi qu’il y ait des traversées d’espaces dans ces images urbaines. Il faut qu’il y ait une ouverture.
En même temps, c’est ce qui va m’intéresser, y compris sur la mer, c’est l’esthétique de la faille, c’est le défaut. C’est ce « punctum » de Barthes. Il faut qu’il y ait quelque chose qui forme une défaillance dans l’image et qui va faire sa force.
Le paysage maritime peut être cadré de manière régulière et classique et à l’intérieur, il y a une ondulation, quelque chose qui va le transformer et lui donner une autre valeur. Ceci, je le retrouve dans les paysages des Monts d’Arrée ou d’autre régions de France en intérieur. C’est un jeu sur la texture, sur la couleur où le système de représentation présente un défaut, une étrangeté. La notion d’étrangeté m’attire beaucoup.
L’étrangeté c’est faire un pas de côté par rapport à la culture. Il existe une norme vernaculaire (l’écorce est brune, l’herbe est verte, le ciel est gris) et quand elle change et qu’on y emmène l’artifice d’une installation, la création prend tout son sens. C’est la possibilité de faire ce pas de côté qui m’intéresse.

Pourquoi faites-vous le choix de ne pas montrer l’humain même s’il est bien présent dans votre travail de par votre intervention sur le paysage ? Est-ce difficile de photographier un visage ?

C’est une question que l’on m’a déjà posée. J’ai un intérêt limité pour l’humain en photographie alors que j’ai un intérêt réel pour l’humain dans ma vie personnelle. Mais en photographie, comme je produis dans un rapport à l’invisible par lequel je cherche une énergie particulière, le rapport à l’altérité dans un regard, dans un portrait va casser cette possibilité du mystère. Même s’il reste du mystère chez les gens, il me semble que lorsque l’on photographie une personne, on photographie aussi une culture. Cela veut dire que l’on indexe. Je ne me sens pas capable de faire autrement. D’autres photographes savent le faire, mais moi j’ai une solitude dans ma création. J’ai besoin d’être seul dans l’acte de créer. En prenant un modèle, j’aurais l’impression de faire une commande. Ma créativité n’émerge pas face à l’autre. J’ai ce besoin de solitude dans la création et dans les créations. Si l’humain existe dans mes photographies, c’est davantage une sensation de l’humain. Il existe mais dans l’hors-champ du paysage ou alors à travers l’installation. Et la photographie est de tout façon caractérisée par l’hors-champ donc c’est l’histoire qui déborde de la photo qui va être intéressante.
On peut imaginer beaucoup de choses autour de cela. On parlait du défaut dans le paysage qui peut être naturel ou artificiel, c’est à dire apporté par le truchement de l’humain, par l’installation. En étant masquée la présence humaine devient peut-être plus présente que ce que je serais capable de faire directement. Au-delà de l’envie de photographier l’humain il y a la capacité de le faire ; et je ne me sens pas capable de produire une œuvre de qualité dans cette trajectoire-là.

Qu’en est-il de le série new-yorkaise avec ces personnages de dos. Qu’est-ce qui a motivé cela ?

En fait, c’est Guy Bourreau alors directeur du Centre Atlantique de la photographie, qui m’a aidé dans la construction de mon parcours de photographe, qui m’avait suggéré d’aller vers l’humain dans mon travail. Finalement, j’ai fait cette tentative et j’ai pris ces personnages pour des paysages. C’était un essai sur la possibilité de rendre objet ces corps qui sont éclairés par les reflet dans les buildings et par ces traversées de rue. Pour moi, ce sont des âmes qui passent et c’est pour cela qu’il n’y a pas beaucoup de regards dans ma série new yorkaise. Je les pense comme des flux de lumière.
En revanche, je me suis efforcé de générer une altérité. En « voyeur », je suivais ces gens, parfois même j’allais au-devant d’eux quand le feu était rouge par exemple. Ils savaient que j’étais là car je travaille avec un moyen format imposant – ça n’est pas de la « street photography » légère - qui fait du bruit quand on déclenche. Certains le voyaient et un accord tacite se créait entre nous. J’ai été vers les gens mais il n’y a pas de dimension d’altérité parfaite. Nous avons partagé un moment furtif mais « plonger » dans l’âme d’un sujet n’est pas une chose qui m’attire.

Il n’y a pas d’humain mais il y a un sujet dans votre photographie, alors, quelle est pour vous la bonne distance avec votre sujet ? C’est une notion importante en photographie et je pense que chaque photographe intègre inconsciemment une distance à son sujet plus ou moins proche. Avez-vous cette conscience ?

La question du rapport d’échelle est importante pour moi. Techniquement, j’ai une sorte d’obsession du 50mm. Je ne travaille qu’au 50 mm car ça ne déforme pas. On n’est pas trop proche et on a une sensation de prolongement du regard. Et quand je réalise mes paysages, j’ai à cœur l’envie de produire une fenêtre. J’essaie de produire une sensation de réalité dans le tirage, d’où ce premier choix du 50mm. Je pense que je suis plus dans la distance que dans la proximité avec mon sujet. Cela recoupe ce que je disais sur l’altérité précédemment.
J’ai un respect intense des éléments naturels, d’où le fait que je me considère minuscule au sein de ce que je photographie. A partir de là, se produit un rapport distancier. C’est comme si le souhait était de ne pas vraiment exister au moment de la captation photographique. En effet dans ce rapport d’échelle il y a aussi l’action de déclencher. Quand je déclenche, notamment sur une installation, ce qui va jouer c’est la lumière, le vent, la pluie et j’ai l’impression que quelque chose me traverse et me demande de déclencher. C’est aussi un rapport d’échelle.
Il y a un rapport d’échelle physique et un rapport d’échelle mental ou métaphysique du moment. Et la nature le permet. Je crois que je fais partie de ce Tout. J’ai une relation unaire avec le paysage et cette relation fait que je dois être dans un rapport distancier même si l’on sent une tentative d’approche et de traversée de quelque chose. De fait, il y a toujours cette nécessité de penser l’hors-champ chez moi. Je me force parfois à produire de l’hors-champ. Il y a souvent de très belles choses dans les extérieurs de mon image mais je décide de ne pas les faire rentrer dans l’image, de les laisser hors-champ comme s’il existait une sorte de magie permettant de les deviner.

Pour évoquer encore un peu la technique, je voudrais évoquer ce projet du « Socle des choses » réalisé sur l’Ile d’Ouessant. Contrairement aux séries précédentes, on se trouve face à une image qui se met en mouvement, plus chaotique d’apparence. Quel est votre rapport avec l’appareil photo et pourquoi ce choix technique pour cette écriture qui semble nouvelle ?

Il y a deux raisons à cela : la première raison est que j’ai travaillé avec un autre artiste et que l’on produisait quelque chose ensemble. Jean François Spricigo a une esthétique de la vibrance, du mouvement. Ses images sont flottantes. Nous avions pensé qu’il serait intéressant que l’on se mette mutuellement en danger, que lui vienne vers mes installations et que j’aille vers son univers. Je me suis plongé dans son esthétique afin de quitter le champ purement plastique de mes images.
La seconde raison est qu’en janvier, à Ouessant, la tempête est constante. Je ne pouvais donc pas travailler comme je travaille d’habitude avec un trépied de vidéaste et des appareils moyen format. Tout bougeait en permanence : pluie, houle, vent. Cela m’a obligé à être dans ce mouvement-là. Comme je ne pouvais cesser de marcher, j’ai dû acclimater ma marche au mouvement ambiant de l’Ile. Le lieu était mouvant, le sémaphore où l’on dormait était mouvant. Techniquement on ne pouvait pas travailler sereinement des plans longs. Il y avait cette nécessité du mouvement. Et puis s’ajoute une dimension physique : il fait froid, il pleut, il vente et cela produit une urgence à créer. Les temps sont plus courts.
Je crois que c’est aussi pour cela que j’ai travaillé le polaroïd qui demande peu de réglages alors que je suis un photographe qui pense l’exposition, et travaille toujours à la cellule normalement. A Ouessant, on travaillait de manière brutale. C’était assez fatigant comme résidence. C’était paisible mais psychologiquement fatigant car on était toujours dans le bruit et le mouvement.
Je me souviens d’un lundi où tout était fermé sur l’île ; il y avait 13 mètres de houle à la bouée, et j’avais la sensation de n’être rien face à cela. On ne pouvait même plus approcher les rochers et quand on apercevait la taille des masses d’eau qui venaient taper sur les rochers sur lesquels on montait, on mesurait ce rapport d’échelle. Et cela ne peut pas se photographier en étant figé. Il y a trop de mouvement. Ouessant l’hiver c’est une fin du monde. C’est cette fragilité-là de l’homme face aux éléments que j’essaie de faire passer dans mes images.

Une écriture conditionnée par l’espace…

C’est cela. Je ne pouvais écrire qu’ainsi dans ce contexte.

Votre écriture photographique invoque justement la littérature. Je pense au mouvement romantique qui a pour base les sentiments, l’expérience personnelle et le merveilleux.
Et puis il y a Marguerite Duras. Vous lui avez d’ailleurs consacré un travail. La série « Les lieux de Marguerite Duras » a été montrée aux Rencontres d’Arles pendant l’été 2016. Parlez-nous de votre rapport à la littérature.

Les romans (car je lis surtout des romans ; peu d’essais, et un peu de poésie) sont des supports pour ouvrir la création. Ils ouvrent des sortes de « chakras », des lieux d’énergie en moi. Ils me donnent les idées de départ. Le roman me permet de passer des portes qui me donnent un nouveau paysage. Ces sensations guident ma manière de photographier.
Dans le Romantisme, la nature est une sorte de confidente, il y a une nostalgie. Le Romantisme, c’est l’Amour, la Mort, la Solitude. Je ne me sens pas proche de tout cela, je ne suis pas dans les états d’âme de la vision romantique dans la mesure où je me situe plus en retrait. Par contre, il existe un point de recoupement avec ce mouvement autour de la question métaphysique. C’est cela que va m’apporter le roman : trouver une sensation invisible autour d’un espace qui va m’emmener à le capter avec un point de vue. Le point de vue va être crée par l’ouverture de nouvelles sensations. La littérature emmène cela à travers la description par exemple.

Et puis, oui, il y a Marguerite Duras… Chez Duras, l’action est très peu significative, voire inexistante. Il y a une répétition, un martellement chez elle qui en même temps est silencieux. Barthes disait qu’il y a des photographies bruyantes et des photographies silencieuses. Les miennes se veulent silencieuses. Chez Duras il y a la fois tellement de bruit, de force, que se crée aussi le silence. Dans sa capacité de répéter les choses et donc dans l’inexistence de l’action, elle pose des paysages. Dans la lenteur il y a du paysage. C’est une chose que je retrouve aussi dans certaines chansons de Dominique A. notamment. Chez Duras, il y a quelque chose d’unaire. C’est ontologique. Le paysage est là sans qu’il soit teinté des émotions que les humains y projettent. Elle a une capacité à donner les choses directement. Je trouve cela très fort. Elle n’est pas dans le lyrisme. Ça se joue ailleurs.

Pourquoi était-ce important d’aller photographier un des lieux de Marguerite Duras ?

Je travaille beaucoup en Normandie l’hiver car je trouve qu’il y a un lien entre l’artifice humain et la nature qui est très fort. A l’époque de ma première série sur Duras, je me trouvais à Luc-sur-Mer dans un hôtel qui avait une belle vue mer. Ma compagne était alors enceinte de notre première fille. Cette vue sur mer à cet instant m’a fait penser à Marguerite Duras et à l’hôtel des Roche Noires. Nous n’étions pas très loin alors nous y sommes allés. J’ai eu un coup de foudre avec ce lieu. Il y avait une grande marée, on voyait que la mer montait jusqu’au bord du jardin. Quand on était dans le hall assis dans les grands fauteuils, la mer était là, juste au bord. On ne parvenait plus à distinguer le début du jardin. C’était absolument onirique. A partir de là le projet s’est imposé.
Les Roches Noires, c’est la métaphore même de Duras. Chez Duras, il y a un monde restreint dans les intrigues et infini à la fois : « Le ravissement de Lol V. Stein », « l’Amour » … Aux Roches Noires on est dans un huis clos avec une vue sur l’infini. Et pour cela, la Normandie est une région différente de la Bretagne ; il y a très peu de rochers, très peu de houle. On a la sensation d’être face à une espèce de vortex qui ne s’arrête pas et en même temps on est en retrait.
Marguerite Duras y a passé tous ses étés de 1963 à 1994, avant sa disparition en 1996.

Dans la « Vie Matérielle » Marguerite Duras écrit justement, « Puis la peur passe. Je lui montre la mer. C’est un luxe incroyable de pouvoir la voir du balcon. Quand on bombarde les villes, il reste toujours des ruines, des cadavres. Dans la mer, vous jetez une bombe atomique et dix minutes après la mer reprend sa forme. On ne peut pas modeler l’eau. »

Oui, c’est pour cela que je parlais de vortex, pour cette capacité d’infini. Cette capacité d’infini n’appartient pas à la culture. C’est une caractéristique ontologique. La mer est là.
C’est d’autant plus fort en Normandie où l’on ressent un apaisement étrange, où la couleur de l’eau vire du vert au gris. On se trouve en face d’une matière perpétuelle. C’est comme cela que Duras semble l’avoir vécu. Cela l’a inspiré car elle a beaucoup écrit à l’hôtel des Roches Noires. Je pense que dans son génie à elle, elle trouvait là un contexte favorable pour écrire, une possibilité de n’être pas touchée par trop de stimuli. Un cocon protecteur et la mer. C’est aussi un besoin vital pour moi lorsque je crée. Un excès de stimuli bloque la créativité. C’est pour cela que je m’isole, que je recherche des paysages infinis, que je dois m’y plonger. La culture est limitée et la nature ne l’est pas.

C’est une notion importante le fait que vous emmeniez le spectateur de votre travail à prendre conscience en creux des stimuli qui nous entourent.

Oui, je dois réduire la présence des choses, des objets dans mes compositions. Ma démarche est basée sur la sensibilité et l’intuition face à un espace mais aussi sur la capacité à restreindre les sensations normées. Le mystère va naître du fait de ne pas indexer ce que l’on voit à une référence culturelle. La magie se fait là.

Et le malaise aussi ?

Exactement. Quelqu’un me disait qu’en regardant mes images il avait la sensation d’être au bord du vide. Certaines créent un vertige. Si ce vertige existe, il y a une résistance et donc une possibilité esthétique.

Ecrivez-vous ?

J’ai écrit un livre de sémiologie qui s’appelle « Paysages transitoires » publié chez l’Harmattan. J’ai aussi un roman en cours. Je parle de ce que je connais. C’est l’histoire d’un photographe qui évolue de lieux en lieux. Il a une possibilité libertaire d’aller et venir car il n’a pas d’attache et il réfléchit à la question de la photographie. Comment produire du Beau dans une société très normée avec un marché, des gens qui pensent l’art, qui pensent ce qui est Art et ce qui ne l’est pas ? Il va à Ouessant, à Saint-Nazaire, à Brest, à Paris. Ça n’est pas un personnage exotique.

Parlons de vos créations récentes, les « memories ». C’est intéressant car il y a dans ces installations une dimension “animiste” qui fait de vous un passeur, comme l’acteur est passeur du texte au théâtre. Qu’est-ce qui vous permet ainsi de ne jamais fermer ce que vous montrez, de mettre en place une maïeutique photographique qui fait sortir le regardant de sa zone de confort, et le confronte à ce qui pourrait disparaître ?

Quelle est ma visée quand je photographie ? Je pense que je ne cherche pas à livrer une perception conceptuelle de mon travail mais plutôt une perception émotionnelle. A la question, « Qu’est-ce que c’est ? », je réponds « c’est ce que vous voyez ». L’installation de « memories », mes structures de papier, est un dispositif ritualiste dans le sens où je travaille toujours de la même manière. C’est le lien entre œuvres et paysage qui va former ce dispositif et qui va former cette magie : la naturalité de l’espace et le caractère artificiel de la sculpture (donc l’intervention humaine). C’est en ce sens que je perçois la Nature comme une espace animiste. J’ai un profond respect pour le vivant. En ce sens ce ne sont pas des installations mais des arrangements avec la Nature car il n’y a rien qui est abîmé et parce que la sculpture disparaît ensuite.
On peut parler d’œuvre à caractère ritualiste, avec une visée spirituelle. Le but est de produire un isolement du spectateur dans l’œuvre. Si le « memories » est réussi, le spectateur doit pouvoir parvenir à s’isoler en regardant l’œuvre. Elle doit parler à l’invisible, au-delà des systèmes de références. Une « memories » réussie est une petite puissance protectrice, qui nous amène à nous reposer l’esprit.
Je veux faire d’ailleurs le parallèle avec la marche qui permet deux choses ; la contemplation et la méditation. Ce sont deux éléments essentiels pour moi et qui vont favoriser ma capacité à créer.
Je préfère marcher longtemps, sentir cette marche pour arriver au lieu de l’installation en faisant l’effort de porter mon matériel, mes rouleaux de papier souvent lourds et encombrants, plutôt que d’être sur place directement avec tout livré. J’aime l’idée du chemin.
Dans la façon dont je vais travailler le paysage il y la vie et la mort de la nature. C’est à dire notre vie et notre mort. C’est un rapport qui se perd beaucoup aujourd’hui puisqu’on vit surtout dans des espaces urbains. La nature, soit on l’efface mentalement, soit c’est une nature de loisirs et de distractions, une nature d’action qui ne laisse pas la place à la contemplation. Je pense que la résistance esthétique qu’il y a dans mon travail se fait par cette visée spirituelle, par un certain ralentissement.

Et vous reconnaissez-vous dans un rôle de « passeur », d’entre-deux ?

Pas dans un rôle de passeur mais plutôt dans le rôle de quelqu’un qui « essaie » de faire passer. C’est ce que je vise en effet. Si j’étais déjà parvenu à cela ce serait une recette. Or l’expérience esthétique est dans cette tentative de faire passer cet insaisissable. C’est la « memories » qui incarne ce lien entre la contemplation et la méditation, qui va produire l’expérience esthétique. On rentre en contemplation face à une œuvre. On entre en contemplation devant une œuvre qui nous plait et si elle nous résiste, on entre en méditation.
La nature est l’objet de l‘activité esthétique, et cet objet je lui donne, une dimension humaine à travers la sculpture. Pour garder cette possibilité de contemplation, je fais très attention à ce que l’œuvre n’aille pas à l’encontre du paysage. La sculpture doit au maximum se conformer à l’esprit du lieu dans son rapport de forme, de volume, de texture, de couleur. C’est pour cela que le photographie enregistre mais ne se contente pas de raconter. Elle est importante la photographie. C’est un art à part entière.
Mon travail sur les « memories » se joue en deux parties : l’installation dans le lieu puis la photographie de l’installation. La première phase ne nécessite pas d’appareil photo et dans la seconde phase, l’appareil photo va permettre de créer un lieu dans le lieu.

La première phase serait une performance ?

Oui, mais une performance fugace, réfléchie par rapport à l’espace. Et c’est la photographie qui permet de sauver ce caractère fugace.
C’est ma manière de photographier, ma sensibilité à la couleur qui va montrer les nuances, qui va faire émerger la réalité physique du lieu. La photographie me permet ce partage de l’expérience avec le spectateur.

Justement ce fait de nous emmener à la contemplation, à nous arrêter, à tendre vers la méditation, c’est une résistance dans un monde saturé d’images où tout va très vite, où même les images documentaires doivent être de plus en plus esthétiques, immédiates, où l’action de regarder devient de plus en plus difficile à faire ? En avez-vous conscience ?

Je n’ai jamais vraiment conscientisé cela. Je ne milite pas. Mon idée est de permettre au public d’ouvrir les yeux sur un certain pouvoir de la nature. Il y a peut-être un engagement sur la question du ralentissement. Oui, nous vivons dans une époque qui va très vite. C’est très positif sur certains points mais la vitesse peut aussi amener de la médiocrité car elle ne permet pas toujours la pensée et elle ne permet pas toujours l’émergence du sensible. Or, l’expérience du sensible a besoin de temps, de lenteur.
Le terme de résistance me convient parce qu’une œuvre peut être résistante.

Oui c’est aussi ce que vous mettez en avant quand vous dites que vous cherchez à vider vos œuvres de symboles.

Oui même si c’est une chose très complexe, voire impossible à faire. Mais j’essaie. Ma résistance est d’observer et de retranscrire quelque chose que je voudrais offrir, une sensation. Dans les moments de création je vis une sensation de plénitude et c’est cette plénitude que j’aimerais transmettre.
Mais je ne pense pas être pour autant un artiste engagé au sens où on l’entend dans l’histoire de l’Art. Par contre, j’ai un engagement très fort sur la question de la préservation de la nature. Mais ça ne devrait d’ailleurs pas être un engagement. C’est vital, donc c’est une obligation, ça ne se négocie pas. C’est comme cela.

Puis qu’on évoque l’apprentissage du regard, je voulais vous demander si vous avez le souci de la transmission. Enseignez vous ?

J’ai enseigné assez tôt. Je suis allé au bout de la démarche puisque j’ai un statut de maître de conférence en arts. Ensuite je n’ai pas cherché à continuer. J’ai un peu enseigné en école d’art. Je ne suis pas sensible au système des écoles d’art en France. Je n’ai pas beaucoup plu aux équipes et les équipes ne m’ont pas beaucoup plu non plus. Après deux ans d’enseignement dans ce milieu, je n’ai pas poursuivi. J’enseigne encore un peu à l’université aujourd’hui.
J’aime beaucoup enseigner. J’aimerais enseigner plus. Cela me manque parfois.
Mais enseigner nécessite d’être d’accord avec la construction pédagogique et la visée didactique des équipes. Or aujourd’hui enseigner l’art est très compliqué parce que, soit on enseigne le concept, soit on enseigne la pratique mais il est difficile de faire émerger les deux en même temps.
Ce qui m’intéresse c’est le suivi de projet de jeunes artistes étudiants, de comprendre comment ils pensent le cadrage de leurs projets, comment ils réfléchissent à leur production… Un jeune artiste a souvent beaucoup de choses à dire en même temps mais il faut ensuite les formuler pour créer ce filtre face au spectateur. C’est pour cela que je fais régulièrement des workshops, des lectures de portfolio. Ce qui m’intéresse dans l’enseignement c’est l’Esthétique au sens de « Philosophie de l’art ». C’est quoi le beau ?
Je vis une période dense en création alors j’ai mis cela de côté pour le moment ; mais je sais que j’enseignerai à nouveau.

Avez-vous besoin de voyager loin pour créer vos installations, vos images ou préférez-vous rester sur un territoire connu ?

J’aime voyager à l’étranger car j’aime sortir de ma zone de confort en me plongeant dans un espace que je ne connais pas. Par contre, je n’ai pas toujours besoin d’aller loin pour créer. A quelques centaines, voire dizaines de kilomètres, nous nous pouvons trouver des choses incroyables. Mon choix géographique d’habiter à Brest, n’est pas pour rien dans mes créations. C’est important pour moi d’être en Finistère. Je vais régulièrement à Paris, à Rennes, Bordeaux, mais j’ai un besoin d’être ici. C’est un retrait. Je le vois comme un retrait d’autant plus que je n’habite pas dans une ville mais dans un village situé au début des Monts d’Arrée. C’est nécessaire pour favoriser la création.

Pourquoi le choix de cette région ?

Mon goût pour le Finistère est lié à mon attirance pour le rivage que je trouve ici indomptable et inimité. Je n’ai jamais retrouvé des sensations comme cela ailleurs. J’aime aussi ici le lien entre eau douce et eau salée. Et j’aime énormément l’intérieur du territoire, les Monts d’Arrée et ces espaces vastes et sauvages. J’aime les endroits où l’on a la possibilité d’être vraiment seul. J’ai travaillé des séries dans des forêts à 30km de chez moi et je n’ai pas croisé âme qui vive pendant deux jours. C’est précieux.
Je suis heureux grâce à cela. Cette possibilité de solitude dans ces moments de création me rend heureux. Je ne me sens jamais seul dans la création. Il y a pour moi une vraie vertu à la solitude qui donne la possibilité de décanter l’esprit. On n’est pas dans l’altérité, pas dans la réflexion par rapport à l’autre, pas dans la posture et donc pas dans le masque. Je crois que quand on crée seul, on disparait face à soi-même aussi. On est purement dans la création.
Revenons à la méditation. Qu’est-ce que la méditation sinon l’espace qu’il y a entre deux respirations ? C’est une espace d’oubli. La magie de la création surgit quand on est dans un moment d’oubli total de soi. C’est pour cela que la solitude, la capacité à être seul est pour moi une vertu. Cela n’empêche pas un retour parmi les proches et un bonheur d’être entouré. Mais dans l’acte créatif j’ai besoin d’être seul. J’ai d’ailleurs beaucoup de mal à avoir des assistants et cela rend la mise en place de certaines installations d’autant plus difficile. C’est la contrepartie.

Quelle est la part de commande et la part de création libre, d’auteur dans votre travail ?

J’ai commencé à répondre à des commandes pour financer mes études et gagner en liberté d’action et je n’ai jamais cesser d’en faire depuis. J’ai la sensation que c’est assez mal perçu en France, un artiste qui fait de la commande. Et cela l’est encore plus dans le milieu de l’enseignement artistique ce qui a pour conséquences que les élèves se retrouvent dans des situations complexes dans lesquelles ils se sentent obligés d’émerger rapidement en tant qu’artiste à la sortie de l’école, ce qui me semble impossible.
Je trouve que le medium photographique a justement l’avantage de pouvoir répondre à des commandes. J’ai travaillé pour la publicité, la mode, le corporate, la presse, l’édition. Cela me donne une liberté. En effet, il y a un marché de l’art et si on ne réalise que des productions artistiques, il peut fatalement arriver un moment où l’on va devoir s’adapter au marché pour répondre à une demande. De mon côté, je passe régulièrement à côté de mon public car j’ai fait des choses qui ne correspondent pas au marché, pas à la demande. Cela ne change pas ma vie car la commande suffit à me faire vivre.
Quand je crée des œuvres et que je les vends, c’est bien mais si ça n’a pas lieu, je peux continuer à créer librement.
De plus, je fais de très belles rencontres par mes commandes. C’est le lieu de l’altérité alors que dans mes créations, je préserve ma solitude. Cela me permet aussi de bouger mes lignes.

Mais ne pensez-vous pas qu’aujourd’hui on vous passe aussi commande à cause de votre écriture singulière ? Votre esthétique motive t’elle le client ?

C’est vrai qu’on vient me cherche aussi pour les couleurs et les lumières de mes images, notamment dans les commandes de mode et étrangement pour mes portraits. Pourtant, je ne fais pas de portraits dans mes travaux personnels. Et dans ce cadre, j’ai plaisir à faire des portraits parce que je suis dans une dimension de lien avec l’autre et que l’enjeu n’est pas un enjeu de recherche. J’ai un brief, je peux y mettre de la poésie mais elle s’explique. Une commande doit avoir une capacité à être retranscrite par des mots ; une œuvre d’art pas forcément. Si on explique trop l’œuvre d’art, elle perd de sa magie.

Quels sont vos projets pour 2017 ?

J’ai un important projet de mécénat soutenu par SURAVENIR autour des « memories ». Je vais produire des images pendant un an qui seront ensuite exposées. Cela me permet d’avoir une vision globale et ouverte de mes « memories » dans plusieurs lieux, plusieurs saisons. Ce mécénat me donne une véritable liberté de création. J’ai carte blanche et je suis soutenu par une équipe. Ça n’est pas une commande mais je dois quand même produire une série inédite. J’ai la sensation que cela va m’emmener à d’autres façons de travailler car c’est une vraie liberté qui m’est offerte pour créer.

L’autre projet est une création sur un territoire un peu extrême, lointain, Saint-Pierre et Miquelon où il y a plus de nature que d’humain. Ce qui m’intéresse c’est cette possibilité d’un territoire avec de l’infini et le fait d’avoir une vraie liberté face à l’espace. Ce sera aussi la découverte d’un climat nouveau qui j’en suis certain apportera d’autres nuances et d’autres sensations à mes créations. D’autre part, j’aurais aussi la contrainte de l’humain car l’idée est de me joindre à un groupe de scientifiques, de chercheurs en écologie marine et de comprendre en quoi leur activité contient aussi une dimension créative ; et à l’opposé en quoi la mienne est aussi une activité de recherche.
Enfin, je continue évidemment à travailler avec ma galeriste Françoise Paviot qui suit de près mon travail depuis quelques années. Elle m’aide et porte un regard critique sur mes productions. Son accompagnement est très important pour ma vie d’artiste. Nous allons continuer à développer des projets ensemble notamment autour de Marguerite Duras qui est une série que je continue à produire, et à travers des expositions dans des festivals, dans des foires, et des réflexions sur les nouveaux projets à mener.

Propos recueillis par Emmanuelle Hascoët, à Brest le 3 février 2017